Par Edouard Dommen

Edouard Dommen, économiste et ancien membre du comité des CGR, nous propose une réflexion économique, théologique et écologique, touchant le travail, les relations sociales, les dettes privées et publiques, la vérité des prix dans l’économie de marché.

La pandémie a secoué l’économie. Elle lui offre l’occasion de se débarrasser de quelques restes dépassés et de repartir du bon pied. Le développement durable nous propose un bon fil d’Ariane. Il nous désigne même le premier pas à prendre : répondre aux besoins essentiels des plus démuni.e.s, à qui il convient d’accorder la priorité absolue.

Texte complet

 

 

par Pierre Aguet, membre du comité des CGR,  ancien conseiller national, Vevey

De très nombreux intervenant-e-s envisagent de profiter de la sortie de crise pour modifier sensiblement cette société qui fonce dans le mur. Ils, elles ne proposent que des généralités. On peut rêver et suggérer une série de décisions pour construire une société normale, où nos enfants et petits-enfants pourront vivre et s’épanouir. En ce XXIe siècle, la civilisation est proche de l’effondrement. Je vous invite à rêver avec moi:

– Comme dans tous les pays du nord de l’Europe, la moitié des membres des conseils d’administration des entreprises, à partir de 20 employés, seront désignés par le personnel. Ainsi, une partie des bénéfices ne seront plus utilisés à manipuler l’opinion publique au profit des seuls actionnaires et la démocratie politique reprendra de la crédibilité. Les rémunérations s’approcheront du 1 à 12 récemment proposé. La corruption diminuera. Le personnel admettra plus facilement des efforts éventuels en cas de grandes difficultés économiques.

– Les services publics seront prioritaires, mais l’économie privée sera encouragée et protégée des nombreuses lois paralysantes.

– Les rémunérations mensuelles seront d’au minimum 4’000.- frs, à indexer.

– Les services des ressources humaines seront interdits dans toutes les entreprises et remplacés par des services du personnel, lequel doit être considéré et non exploité comme une marchandise.

– Les bénéfices des entreprises et des privés seront imposés de manière progressive jusqu’à 80% à partir d’un million comme aux USA pendant 40 ans et jusqu’en 1980. Ce million a été gagné par l’effort des autres et après cette importante ponction, il reste tout de même 200’000 frs pour vivre confortablement.

– Les contacts et échanges avec les institutions sises dans les paradis fiscaux ne pourront être admis qu’avec l’accord des autorités fiscales.

– Le temps de travail sera limité à 6 heures par jour afin de combattre la surproduction de gadgets qui ne sont utiles qu’à la poubelle et à l’enrichissement des plus malins. On visera la semaine de 30 heures de travail, comme en Norvège ou en Allemagne avec 1366 h par année. En 1996, Jeremy Rifkin analysait déjà, avec les français Rocard et Larrouturou «La fin du travail». Il faut viser aussi la fin du chômage.

– Ne travailler que le matin ou l’après-midi de façon à ce qu’un couple puisse mieux se répartir les tâches ménagères et l’éducation des enfants: de 7 à 13 heures et de 13 à 19 heures. C’est le moyen le plus efficace pour casser le plafond de verre et arriver à l’égalité des sexes. (Proposition au Conseil national en 1994: «Des 3X8 aux 4X6»)

– Imposer le kérosène comme le diesel et la benzine.

– Interdire les vols réguliers de moins de 1000 km au profit du train.

– Ne plus immatriculer de voitures individuelles qui ne soient pas électriques, à hydrogène ou au moins hybrides.

– Taxer les camions étrangers qui traversent la Suisse de manière à ce que cela coûte plus cher que de mettre le camion (ou le container) sur le train.

– Obliger la recherche en santé publique à utiliser les anciens remèdes ou anciennes molécules, non brevetables, à vérifier leur efficacité sur les nouvelles maladies. L’actuelle recherche ne vise qu’à trouver de nouvelles molécules ou vaccins pour en tirer pendant 20 ou 30 ans des bénéfices indécents, quitte à laisser mourir des gens pendant ces recherches de profits. La crise 2020 est très significative.

– Tous les produits de l’industrie chimique proposés à l’agriculture seront interdits et cette agriculture sera largement soutenue financièrement pour compenser la diminution temporaire de la production, pour arrêter le déclin des insectes et des oiseaux et favoriser la pollinisation.

– La Suisse, devenue un paradis de justice, de démocratie, d’équité fiscale et sociale, il conviendra aussi de contrôler l’immigration. Notre petite superficie ne nous permettant pas un accueil illimité.

Pour beaucoup d’autres modifications parfaitement nécessaires, je vous invite à consulter les programmes des partis politiques.

On peut rêver. On peut agir. Merci à ceux qui le feront. Je suis trop vieux.

Pierre Aguet, 4 juin 2020

 

Votations fédérales du 9 février 2020

Davantage de logements à des prix abordables

Nous avons hésité. La question des loyers est-elle un sujet pour les Chrétiens de gauche ? Oui. Lorsque les trop nombreux pauvres de nos sociétés sont pris à la gorge parce que leurs revenus sont minuscules, parce que l’assurance maladie et le loyer en mangent près de 80%, nous ne pouvons pas nous taire. Comment cette partie de notre population pourrait-elle sereinement consacrer du temps au sport, à la vie associative, à la culture, voire à la spiritualité, si elle a pour seule préoccupation de ne pas couler, de payer toutes ses factures ? Dans ce pays le plus riche du monde, ils sont environ 900’000 sur 8 millions.

L’ASLOCA a lancé une initiative qui veut imposer que 10% des appartements neufs soient construits par des maîtres d’ouvrage d’utilité publique. Peut-on être plus raisonnable ? Seulement 10 non soumis à la spéculation et à l’enrichissement du propriétaire, mais simplement utiles à leur utilisateur, comme le font les coopératives d’habitation. Les 90 autres seront laissés à la «grande goinfre» des profits capitalistes.

Proposition raisonnable ou pas, dès novembre 2019 pour une votation prévue en février 2020, les articles de la «presse neutre» fleurissent en donnant l’impression d’être très objectifs. Pourtant à chaque argument des défenseurs des locataires on ajoute une information qui laisse entendre que cet argument n’est pas très pertinent. Je prends l’exemple d’un article publié dans 24 heures du 27 novembre, signé Philippe Rodrik. Il rappelle que l’ASLOCA insiste sur la nécessité de confier plus de promotions à des maîtres d’ouvrages d’utilité publique. Or, Ils ont déjà construit 170’000 appartements sans but lucratif, soit 4% du parc immobilier. Il ajoute qu’en ville de Zurich, on approche des 25 %. Sa conclusion: ces 10% sont déjà largement dépassés. Dépassés à Zurich ou dépassés au plan national ? Jetez encore un coup d’œil au titre, sur quatre colonnes en très gros caractères: «La baisse des loyers est bel et bien en cours».

C’est ainsi qu’on prépare le bon peuple suisse, fier de sa démocratie directe, la plus remarquable du monde, à voter contre son propre intérêt. Ce qui en fait parfois la risée des pays qui nous observent. Cela marche presque à chaque coup. Pour l’éviter, votez oui à l’initiative pour plus de logements à des prix abordables.

Pierre Aguet, membre du comité des CGR

(paru dans l’Espoir du Monde, n° 176 – décembre 2019)

Oui à la modification des codes pénaux civil et militaire

Les Chambres fédérales ont modifié ces deux codes pénaux en étendant les sanctions contre les discriminations et l’incitation à la haine à celles qui sont motivées par l’orientation sexuelle. Un référendum a été lancé contre cette «loi de censure», soutenu par l’UDF et les jeunes UDC. Ses promoteurs estiment qu’il y a suffisamment de moyens juridiques de se défendre contre de tels agissements.

Nous n’en sommes pas si sûrs ! Les faits sont têtus. Bien que l’acceptation des orientations sexuelles minoritaires ait fait d’énormes progrès au sein de la population, des institutions et même des Eglises, les victimes d’actes et de paroles haineux restent nombreuses.

Il est donc nécessaire d’étendre les garde-fous légaux pour mieux les protéger. La liberté de pensée ne peut être restreinte, par contre la liberté d’expression et d’action doit être délimitée. Cette «censure» ne frappera que ceux qui outrepassent les limites de la tolérance.

Nous vous encourageons à soutenir cette extension des codes pénaux civil et militaire.

J.-F. Martin, secrétaire des CGR

(paru dans l’Espoir du Monde, n° 176 – décembre 2019)

Un geste pour la planète: l’initiative «Multinationales responsables»

C’est devenu un leitmotiv et même un argument publicitaire: il faut que chacun fasse son «geste pour la planète». Acheter une voiture hybride, utiliser des pailles et de la vaisselle de pique-nique réutilisables, faire le ménage avec des produits bios, choisir une variante verte dans l’offre de son fournisseur d’électricité, poser des panneaux solaires sur son toit, privilégier les transports publics, … C’est bien, c’est méritoire et cela contribue très certainement à retarder la catastrophe écologique qui nous menace. On peut faire un pas de plus en favorisant les partis et les candidats qui ne se contentent pas de belles phrases.

Mais cela ne suffit pas ! Les malheurs de la planète sont aussi globalisés que son fonctionnement économique. Or il n’est pas (ou plus) entre les mains des pouvoirs politiques, encore moins entre celles des citoyens. Ce sont les entreprises qui détiennent les leviers, et particulièrement les multinationales. Elles gèrent l’exploitation des matières premières, la production industrielle, les transports et la commercialisation des marchandises. Les lois du marché, qui leur servent à la fois d’idélogie et de justification, les conduisent à chercher les prix les plus bas avec les profits les plus élevés, et non les nuisances les plus faibles avec la plus équitable répartition des richesses.

Les conséquences sont catastrophiques, écologiquement et socialement. C’est devenu si évident qu’une partie importante de l’opinion publique s’en émeut et se montre de plus en plus capable d’adopter un comportement «vert» dans sa vie quotidienne. Malheureusement, les pratiques des entreprises qui dominent l’économie mondiale rendent dérisoires nos efforts quotidiens.

L’initiative «Multinationales responsables» navigue actuellement entre les deux Chambres fédérales où les partis de droite, malgré leur récente conversion à l’écologie, font tout pour la retarder et atténuer sa portée. Elle demande que toutes les multinationales ayant un siège en Suisse respectent les Droits humains et les standards environnementaux, également à l’étranger. On nous rabâche les risques pour notre économie (expatriation des entreprises et de leurs cadres, dure concurrence étangère). Nous pensons au contraire que les dégâts pour l’humanité et pour la Suisse imposent des mesures rapides et à grande échelle.

N’attendons pas que «les autres» fassent le premier pas et soutenons activement, d’ores et déjà, cette initiative qui constitue un vrai geste politique pour la planète, qui motiverait et encouragerait ceux que nous pouvons faire à notre niveau individuel.

Jean-François Martin, secrétaire des CGR

(paru dans l’Espoir du Monde, n° 175, octobre 2019)

Que les chrétiens solidaires se rassemblent !

Le 26 janvier dernier, lors de notre Assemblée générale, j’ai accepté de prendre la présidence des Chrétiens de gauche romands. Je partage les valeurs de ce mouvement, je crois qu’il est indispensable qu’un tel mouvement existe, qu’il puisse faire rayonner ses valeurs autour de lui, par son journal L’Espoir du monde, et par la journée de réflexion et de débat qu’il propose chaque année.

Il faut donc tout faire pour que les Chrétiens de gauche romands continuent leur histoire, déjà longue, et peut-être se développent encore davantage. Le contexte n’est pas facile. Je partage le diagnostic lucide et sans complaisance de Jean-Claude Rennwald sur la situation de la gauche en Suisse, en Europe et dans le monde, dans son dernier livre «Socialiste un jour, socialiste toujours», qui fait d’ailleurs l’objet d’une présentation par Rémy Cosandey dans ce numéro. Toutefois, Jean-Claude Rennwald ne se morfond pas dans la nostalgie d’un passé de la gauche idéalisé et révolu; au contraire, il nous livre des pistes de réflexion et il nous fait part de ses espérances pour les temps à venir. Là aussi je le rejoins dans ses espérances, mais cela nous oblige à nous mobiliser.

Si j’ai accepté la charge de président des CGR, c’est parce que je souhaite mettre en œuvre le projet d’une journée des chrétiens solidaires. En effet, les chrétiens qui ont été les plus visibles sur la scène médiatique ces dernières années, ce sont ceux qui ont élu Donald Trump aux Etats-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, entre autres, les chrétiens conservateurs, dont le conservatisme se situe parfois aux antipodes des valeurs de l’Evangile. Il faut donc que les chrétiens solidaires se rassemblent et se rendent visibles. Je souhaite donc mettre sur pied dans les deux-trois ans qui viennent une journée des chrétiens solidaires, dans laquelle toutes les associations et tous les mouvements chrétiens de Romandie, de toutes les confessions, engagés en faveur des plus démunis, dans la rue, dans le monde du travail, dans le quart-monde, dans le tiers-monde, se retrouvent et se donnent à voir.

Oui les chrétiens solidaires existent et ils s‘engagent au nom de l’Evangile pour les plus pauvres, les laissés-pour-compte, les délaissés, les oubliés de nos sociétés. Que le lecteur qui se reconnaît dans un tel projet, et qui est prêt à le soutenir, me le fasse savoir.

Pascal Wurz, président des CGR,

Joux-Pélichet 15, 2400 Le Locle

wurz.pascal@sunrise.ch

 (paru dans l’Espoir du Monde, n° 174 – août 2019)

Journée des CGR du 26 janvier 2019 à Prilly

Numérisation: il est temps de paniquer !

La jeune Suédoise Greta Thunberg nous dit qu’il est temps de paniquer face à l’urgence écologique. C’est aussi ce que nous pouvons conclure, à la suite de notre journée du 26 janvier, face aux défis posés par la numérisation croissante des activités humaines.

Les exposés du matin, de MM. Dufour, Michel et Luccarini, ont posé les bases de la problématique (voir les résumés dans ce numéro). La discussion de l’après-midi a fait ressortir combien les bénéfices, indéniables, des progrès technologiques, sont contrebalancés par les risques énormes qu’ils nous font courir.

Il y a urgence ! Car nous sommes de plus en plus prisonniers d’un système marchand (avec les pires défauts du capitalisme), qui nous fait perdre peu à peu le contrôle de l’intelligence humaine, de l’information, de la démocratie, de notre vie privée, de nos déplacements, du fonctionnement des outils de base de la vie de tous les jours, … L’être humain du XXIe siècle croit tout savoir, grâce à internet, mais il perd son innocence, son humanité. Le travailleur est devenu trop coûteux par rapport au robot. Il se «machinise» plus vite que les machines s’humanisent, déclarait M. Luccarini. La confiance dans les données fournies par les ordinateurs restreint l’esprit critique et peut engendrer la paresse intellectuelle.

Il apparaît que le risque pour le fonctionnement démocratique est sérieux: les infrastructures (transports, électricité, eau, air), l’éducation, la santé, le logement, la sécurité (on peut compléter la liste) doivent rester sous contrôle public. Or la dépendance aux données informatiques contrôlées par les fournisseurs de matériel et les réseaux privés d’information fait craindre que ce ne soit plus vraiment le cas. On parle même de confier à des privés l’organisation des votes et élections ! On veut nous faire croire qu’internet est gratuit et l’on sait que les grands opérateurs gagnent des milliards…

M. Michel posait cette double question: savons-nous où nous allons ? Et surtout, voulons-nous y aller ? On pourrait presque espérer qu’une gigantesque panne (ou une attaque) informatique engendre suffisamment de problèmes pour provoquer enfin une réaction décisive.

La question se pose à notre niveau: que pouvons-nous faire individuellement ? D’abord rester conscients des risques qui nous font foncer dans le mur, et freiner le mouvement dans nos activités quotidiennes: privilégier les interractions humaines plutôt que les machines, sortir autant que possible du monde virtuel et vivre «dans la vraie vie», voire même expérimenter le retour en arrière.

M. Dufour concluait en se disant persuadé qu’il y aura inéluctablement une ère post-numérique; mais que sera-t-elle ? et quand ?

J.-F. Martin, secrétaire des CGR

 (paru dans l’Espoir du Monde, n° 173 – avril 2019)

Votations fédérales du 25 novembre 2018

Initiative pour l’autodétermination (contre les juges étrangers)

La Suisse n’est pas seule au monde !

L’UDC veut défendre la démocratie directe et le droit à l’autodétermination du peuple suisse. On sait qu’elle fait une fixation maladive sur les étrangers, responsables immuables de tous les maux et cibles faciles de tous les nationalistes. Cette fois, ce sont les juges étrangers qui sont visés, comme le dit clairement le libellé de l’initiative, même si la propagande des initiants à tendance à gommer cette partie du titre et évite autant que possible la référence à l’UDC.

La défense de notre indépendance et la volonté de donner la priorité à la Constitution fédérale et aux décisions du peuple ont évidemment de quoi titiller notre fibre patriotique, qui est réelle n’en déplaise à certains. Mais entre le patriotisme, qui est amour d’une terre, de ses habitants et de ses institutions, et le nationalisme, qui est une prétention à placer un peuple au-dessus et en dehors du concert des nations et qui conduit souvent à la guerre, il y a un pas que nous ne franchissons pas. L’histoire nous laisse trop d’exemples des catastrophes induites par les nationalismes. L’acceptation de l’initiative donnerait raison à Mme Le Pen, à M. Salvi, à M. Orban, à M. Trump, à M. Erdogan et à M. Poutine. Qui peut croire qu’ils nous préparent un monde meilleur ?

La Suisse a d’ailleurs largement profité de traités internationaux qui, reconnaissant par exemple notre indépendance et notre neutralité, nous ont protégés depuis plusieurs siècles. La Croix Rouge, dont nous sommes si fiers, tente d’imposer des règles supra-nationales. L’Union européenne, dont nous sommes absents, et le Conseil de l’Europe, dont nous sommes membres, sont certainement bien imparfaits, mais ont quelques mérites, notamment celui de garantir la paix entre les nations. C’est un progrès indéniable et il serait catastrophique de revenir en arrière. Il faut plutôt lutter pour améliorer la démocratie et la justice, ici et ailleurs dans le monde. Nous souhaitons que notre pays fasse rayonner son bonheur plutôt qu’il s’isole politiquement.

Les initiants admettent une exception pour «le droit international impératif qui interdit, par exemple, la torture» et rappellent que les «droits de l’homme sont de toute manière réservés puisqu’ils sont ancrés dans notre constitution» (citations du tous-ménages du comité d’initiative). Cela implique donc qu’il peut y avoir, qu’il faut qu’il y ait, des instances supérieures pour définir ces droits.

Si la Suisse décidait que son droit à l’autodétermination est supérieur aux principes de régulation internationale, cela reviendrait à admettre que tous les peuples peuvent revendiquer ce droit : la Suisse ne devrait donc pas être seule à dénoncer la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et à adapter les obligations du droit international aux dispositions de sa constitution. On voit que l’enjeu dépasse largement le droit des Suisses de renvoyer des criminels étrangers : l’équilibre du monde est précaire, la démocratie est en danger dans de nombreux pays, elle est même à construire dans certains. Ce n’est pas le moment de porter un coup aux institutions supra-nationales.

Ce n’est d’ailleurs pas qu’un problème de principe, moral, philosophique ou politique. Car notre prospérité économique dépend un peu de notre droit à l’autonomie mais encore plus de nos relations avec le reste du monde. Nous voulons que la Suisse soit à la pointe du combat pour une économie mondiale plus équitable, pour une protection mondiale des travailleurs et des consommateurs, pour une protection mondiale du cadre écologique: cela implique, au lieu d’une autonomie renforcée des Etats, des règles internationales négociées et appliquées partout. Donc des instances de contrôle, de recours.

Ainsi, et ce n’est pas négligeable, la Cour européenne des droits de l’homme constitue un recours, assez souvent employé par des citoyens suisses qui s’estiment lésés par une décision administrative ou judiciaire. Cela constitue un rempart contre l’arbitraire, qui reste possible même dans notre beau pays. Cette Cour (où nous avons des représentants) a d’ailleurs largement servi à attester que ces droits sont respectés dans notre pays (98,4% des jugements concernant la Suisse): ces juges étrangers pensent donc comme les nôtres !

Peut-être pas comme les représentants de l’extrême-droite qui n’aiment pas cette CEDH: elle donne des droits aux travailleurs, aux immigrés, aux femmes, aux accusés et prisonniers. Nous soupçonnons que c’est aussi cela qui motive les initiants !

Pour imager notre propos, imaginons une association sportive suisse qui déciderait que ses statuts et décisions priment sur ceux de la fédération internationale et qu’elle peut donc adopter ses propres règles en compétition. Pas trop de problèmes pour les lutteurs à la culotte ou les joueurs de hornuss : il n’y en a guère qu’en Suisse. Mais les autres sportifs seraient très vite hors-jeu au niveau international.

Parce que nous voulons que notre pays conserve sa place dans le concert des nations, parce que nous voulons qu’elle contribue de plus en plus, au niveau mondial, à la paix, à la justice et à la sauvegarde de la Création, nous refusons le repli nationaliste proposé par l’initiative et voterons non le 25 novembre.

J.-F. Martin

Secrétaire des CGR

(paru dans l’Espoir du Monde, n° 171 – novembre 2018)

Les Chrétiens de gauche romands réunis à Yverdon-les-Bains, samedi 27 janvier 2018

Chrétiens de gauche et de droite:

Des valeurs communes mais des priorités différentes

Les Chrétiens de gauche romands réunis à Yverdon-les-Bains, le 27 janvier, ont dû remettre en question certaines de leurs habitudes de pensée: ils avaient invité un théologien de gauche et une politicienne de droite et espéraient mettre en évidence les valeurs chrétiennes qui soutiennent leur propre engagement. Rien n’a ébranlé leur conviction que l’Evangile fonde la recherche de la justice sociale; par contre, les deux orateurs ont insisté sur leur conviction que ce ne sont pas les valeurs qu’ils tirent de l’Evangile qui motivent leurs divergences politiques.

La journée  a été ouverte par une méditation du pasteur loclois Pascal Wurz, qui n’a pas craint de lire la fameuse «parabole des talents» où le meilleur gestionnaire se voit récompensé par son employeur. Jésus ne nous y propose pas un modèle terre à terre de gestion capitaliste, mais il nous rend attentifs à une valeur spirituelle qui dépasse celle de l’argent: celle de la vie, fructueuse, joyeuse, confiante, active.

Théologien spécialisé en éthique, le professeur Denis Müller conteste qu’il y ait des valeurs spécifiquement chrétiennes (si ce n’est peut-être la sainteté) et encore moins des valeurs chrétiennes de gauche différentes des valeurs de droite. Les valeurs de justice et de liberté (souvent considérées comme celles qui distingueraient la gauche et la droite) ne sont pas spécifiquement chrétiennes et ce qui distingue la gauche et la droite c’est la façon de les articuler ou de les prioriser, en fonction de son histoire et de son environnement.

Figure marquante du libéralisme vaudois, membre du synode de l’Eglise évangélique réformée vaudoise, l’ancienne conseillère nationale Suzette Sandoz réfute le cliché selon lequel la droite privilégierait l’égoïsme voué à Mammon. Elle est attachée au commandement de l’amour du prochain, mais rappelle que le prochain fait partie d’une communauté que les politiciens doivent faire fonctionner en équilibrant ordre et liberté, responsabilité individuelle et action sociale. Un équilibre qui sera effectivement différent selon les convictions politiques. Mais ce n’est pas la Bible qui nous dit si telle proposition d’assurance dentaire est vraiment un progrès social et économique.

L’assistance étant composée de chrétiens de gauche, le débat, animé par le pasteur Virgile Rochat, a surtout démontré l’importance qu’ils attachent au critère de justice:

– refus du racisme et du sexisme,

– justice économique et sociale,

– humanisme disparu de certains régimes de gauche ou de l’économie néo-libérale.

Si les valeurs de justice, de solidarité, de liberté, de sécurité ne sont pas spécifiquement chrétiennes, les Chrétiens de gauche ont donc redit la priorité qu’ils donnent à celles qui leur semblent correspondre le mieux, et le plus concrètement, au commandement de l’amour du prochain.

J.-F. Martin

Secrétaire des CGR

 (paru dans l’Espoir du Monde, n° 169 – avril 2018)

Nous avons besoin de partis politiques !

Les partis n’ont plus la cote: on l’a vu très nettement lors des dernières élections françaises, catastrophiques pour les formations traditionnelles. Divisés, affaiblis par les combats des chefs et les «affaires», le Parti socialiste particulièrement, mais aussi ceux de droite et du centre, sont en voie de rejoindre le Parti communiste, les écologistes et l’ancienne extrême-gauche dans le fond des classements. Même le Front national semble marquer une pause dans sa croissance. La tendance est aux «mouvements» comme ceux de MM. Macron et Mélanchon. On avait déjà vu cela en Grèce ou en Espagne.

On peut évidemment se demander si ces mouvements sont vraiment différents des partis et surtout s’ils parviendront à réformer durablement la vie politique et à appliquer les réformes qu’ils proposent. Et s’ils éviteront les écueils des ambitions personnelles et des divisions.

En Suisse, la tendance est moins évidente, mais on entend de plus en plus de citoyens affirmer que le système des partis est dépassé et que l’opposition gauche-droite est obsolète. Le «bon sens» existerait surtout en dehors des partis et les idéologies sont souvent perçues comme causes de sclérose dans un monde en mutation.

Les partis traditionnels français ont récolté ce qu’ils méritaient et les nôtres feraient bien de prendre garde.

La démocratie n’existe pas sans débat d’idées, sans confrontations de projets, sans choix clair proposé aux citoyens. C’est aux partis qu’incombe la responsabilité de présenter les enjeux mais aussi de mettre en avant les personnalités capables de défendre puis d’appliquer les solutions proposées.

Un parti devrait être un lieu de réflexion entre personnes de sensibilité proche, où l’on cherche le moyen d’adapter une idéologie à la réalité économique et sociale, où l’on clarifie les enjeux, où l’on débat des priorités, où l’on forme les militants et notamment ceux qui sont destinés à porter ces idées lors des élections. Si le fonctionnement du parti est réellement démocratique, le risque de centralisme ou d’autoritarisme est inexistant.

Au lieu de cela, on voit des partis (c’est caricatural en France) qui sont devenus de simples machines électorales au service des ambitions personnelles de chefs de courants, qui cherchent prioritairement à arracher des «parts de marché» électorales et des postes. Le système des «primaires» est une illustration de cette dérive. A droite comme au PS, les candidat-e-s doivent éliminer leurs concurrents au sein de la famille; on commence donc le processus électoral en mettant en évidence les divergences, en personnalisant à l’extrême le débat, et sans s’interdire les coups bas. L’heureux élu doit ensuite rassembler les personnes qu’il a combattues autour de son programme, qu’elles ont combattu… Difficile de séduire les militants et les électeurs dans ces conditions. Les Républicains et les Socialistes français n’ont pas compris la leçon et repartent de plus belle dans des luttes intestines, menées encore et toujours par des chefs de clan qui parlent beaucoup en «je» lorsqu’ils font des propositions.

Le système politique de nos voisins favorise cette situation: même à l’échelon local, on élit une liste fermée, constituée autour de la forte personnalité d’un candidat qui aura de très importantes compétences dont il déléguera une partie à des adjoints qu’il a choisis. Le président Hollande a pu faire passer une nouvelle loi sur le travail qui n’était pas à son programme, et qu’il n’a pas discutée avec les militants qui l’ont porté à la candidature et au pouvoir. La démocratie ne peut se satisfaire d’une remise en question tous les cinq ans d’autorités autocratiques.

Le système suisse personnalise nettement moins le pouvoir et, lorsque l’on choisit les candidats, on se demande encore qui sera le meilleur porteur du programme et non qui sera le meilleur rédacteur d’un programme. C’est moins spectaculaire, cela ralentit peut-être les réformes mais cela les rend aussi plus durables. Pour la gauche, l’absence d’alternance, au niveau fédéral surtout, est évidemment frustrante et le très démocratique principe des initiatives et des référendums reste trop souvent un contre-pouvoir théorique. Mais rien ne dit que notre système économique et social serait meilleur avec davantage de politique-spectacle.

Pour sauvegarder la démocratie, il faut donc renforcer le débat politique et nous avons besoin de partis typés, démocratiquement organisés, qui cultivent la discussion en leur sein et à l’extérieur, qui avancent à découvert, qui puissent faire des concessions à leurs alliés, qui donnent des mandats clairs à des élus qui respectent leurs engagements. Les Suisses sont attachés, semble-t-il, à leurs municipalités et gouvernements «multicolores»: cela pose évidemment un problème aux élus de gauche, en général minoritaires, qui sont bien obligés d’y faire des concessions. Cela peut être supportable si les concessions sont réciproques et si les élus de gauche ont véritablement commencé par défendre la position de ceux qui les ont élus.

Nous devons aussi combattre l’illusion de ceux qui estiment que l’opposition gauche-droite n’est plus de mise. La gauche n’a pas peur de confier à l’Etat, protecteur et «redistributeur», de nombreuses tâches que la droite préfère confier à l’initiative privée. La gauche n’a donc pas peur de défendre le maintien, voire parfois la hausse, des impôts alors que la droite cherche à les diminuer. La droite vitupère contre les profiteurs du système social alors que la gauche lutte contre les profiteurs du système fiscal (qui coûtent bien plus cher à la collectivité). A droite, on favorise «l’optimisation fiscale» des plus riches, à gauche on refuse que «l’optimisation sociale» serve de prétexte pour limiter les aides.

On doit pouvoir choisir ses élus en fonction de leur position sur le curseur du rôle de l’Etat. On peut être au centre, cela n’a pas de sens d’être «ni de gauche, ni de droite». On ne peut souhaiter, comme je l’ai entendu plusieurs fois, un système social plutôt de gauche (qui se veut distributeur) avec un système fiscal plutôt de droite (qui prive l’Etat de ressources à redistribuer). Il y a bien sûr d’autres curseurs: l’économie, l’écologie et les transports, la sécurité, l’immigration, l’éducation, … Dans tous ces domaines, la gauche et la droite divergent et le «bon sens» de gauche n’est pas le même que celui de droite. Cela n’interdit cependant pas de chercher continuellement comment les positions dogmatiques peuvent ou doivent évoluer en tenant compte des nouvelles réalités,

Personne n’est obligé de s’intéresser à la politique active et à adhérer à un parti; notre système électoral permet le panachage des listes pour ceux qui n’arrivent pas à faire un choix clair; il est assez facile de fonder un nouveau parti, notamment au niveau local. Mais cela n’a de sens que si les citoyens peuvent identifier les idées, et non seulement les têtes, de ceux qu’ils élisent.

J.-F. Martin

Secrétaire des CGR

(paru dans l’Espoir du Monde, n° 167 – septembre 2017)